samedi 7 juillet 2012

Lettre de Massoud Bastani à son épouse Mahsa Amrabadi


Mahsa, quel est ton rôle, quel est le mien dans le programme d’enrichissement ?

Je suis parti faire la vaisselle dans les 10 dernières minutes du match. C’est mon tour de faire la vaisselle ce soir.
Pour diner, nous avons eu de la soupe de lentilles (adassi) fournie par le gouvernement et nous l’avons enrichie. L’adassi de la prison se compose uniquement de lentilles et d’eau mais nous y ajoutons du concentré de tomate, du poivre et du jus de citron pour la rendre mangeable. Nous devons nous accommoder de ce diner deux fois par semaine.

Il n’y a personne dans la salle de bain ou près de l’évier où nous faisons la vaisselle, tout le monde regarde le championnat d’Europe de football. L’Espagne et l’Italie en sont aux dernières minutes tandis que je fais la vaisselle et je me demande comment je vais commencer la lettre d’anniversaire de Mahsa.

Il me faut écrire une lettre d’amour, des mots qui expriment la douleur immense de la séparation et combien elle me manque. Une lettre qui reflète les moments les plus difficiles de ces jours. Je ne sais même pas pourquoi l’écriture de cette lettre a pris si longtemps. Une lettre qui parle de mon amour derrière ces barreaux et ces murs.

Il faut que j’écrive, il FAUT que j’écrive…

Je t’ai perdu chaque jour mais je te retrouve chaque nuit.
C’est ainsi que j’embellis mes rêves chaque nuit.
Je veux crier, mais, dans ma solitude,
Je murmure aux murs chaque nuit sans aucun problème.
Bonjour, mon épouse chérie,
Ma chère Mahsa, bon anniversaire !

Actuellement, mon seul rôle dans tes anniversaires est peut-être ces lettres qui jouent à « mes murmures nocturnes au mur ». Il semblerait que je me soies habitué à coucher ma douleur et mon angoisse sur une feuille de papier pour la confier ensuite au vent. Alors peut-être, ces écrits sincères peuvent-ils au moins être mon confident et me donner la patience de supporter la douleur profonde que j’éprouve.

Les psychologues appellent syndrome de stress post-traumatique une perturbation causée par de longues périodes de séparation et la recherche montre que cette perturbation est plus largement répandue parmi les soldats, les prisonniers et les survivants de catastrophes naturelles. Le symptôme le plus important en est la déconnexion d'avec ses sentiments intérieurs, l’impossibilité de faire face et les actions répétitives. Ma plus grande peur est que ce syndrome me fasse perdre ce sentiment de me languir de toi. Cette lettre sera peut-être un remède pour aider à apaiser cette douleur. 

Crois-moi, cette lettre d’aujourd’hui contribue à la sensation de nostalgie de l’odeur de ton parfum sur mes vêtements. Te souviens-tu que durant ces trois dernières années, chaque fois que tu sentais m’envoyais des vêtements, tu en imprégnais quelques-uns du parfum que j’allais chercher tous les ans rue Sohrevardi en cadeau d’anniversaire le 2 juillet. Maintenant, ces vêtements ont traversé ces murs épais et ils parfument mon espace privé ici. Je cache mes vêtements sous mon oreiller la nuit pour parfumer mes nuits de tes souvenirs.

Maintenant, le match est terminé et tout le monde regarde dans l’excitation, la remise de la coupe européenne ; je fais toujours la vaisselle. Je devrais écrire une lettre pleine de bonheur pour son anniversaire. Une naissance en été qui me rappelle le printemps, mais je ne peux pas. Ma Dame toujours patiente, je viens de lire dans un livre que la couleur de l’amour est le rouge, celle de la fidélité le bleu et celle de l’espoir le vert. Mais je voudrais que tu m’écrives pour me dire la couleur de la patience, car c’est de la couleur de la patience dont j’ai le plus besoin ces jours-ci.

Tout le monde est surexcité et fête la coupe d’Europe. Mais moi, aujourd’hui, je pense à l’embargo sur le pétrole iranien. Ma chère Mahsa, je ne peux rien écrire d’autre qu’une lettre triste. Les nouvelles de la lettre de Nargues (Mohammadi) depuis sa prison me choquent et j’imagine Ali et Kiani dans la salle des visites. Je me souviens encore des visages innocents des enfants de Nasrine (Sotoudeh) dans les bras de leur mère et de la dernière visite de Bahareh (Hedayat), quand elle s’est abritée dans un parc pour tenir une réunion d’Advare Tahkim Vahdat (association estudiantine). Et maintenant, aux côtés de Bahareh, Nasrine et Nazanine, c’est toi qui éprouves la même douleur dont tu as parlé et écrit. Ma Dame toujours patiente, je ne peux pas écrire sur le bonheur quand Bahman (Amoui) est à l’isolement et quand j’entends parler de la douleur de Jila (son épouse). Il m’est très difficile de me souvenir combien de fois dans ces trois dernières années, j’ai vu tes yeux pleins de larmes de derrière les vitres de la salle de visite de la prison de Radjaï Shahr et je ne peux oublier que ces jours-ci marquent l’anniversaire du deuil de beaucoup de mères ; elles portent toujours le noir de la peine de la perte de leurs êtres aimés.

Cette année, comme en 2009, il te faut passer ton anniversaire en prison, et, comme ces dernières années je suis privé d’être à tes côtés. Mais j’étais au moins heureux de pouvoir te voir de derrière les barreaux et les vitres sales de la salle de visite et te souhaiter un bon anniversaire, mais même cela, on nous l’a retiré. Comment puis-je même écrire quand ils enrichissent l’uranium et que notre rôle dans le programme d’enrichissement se limite à la soupe de lentilles en prison. Les sanctions vont peut-être entrer en application demain et le rôle du peuple en est la difficulté économique que l’on théorise actuellement en tant que résilience économique.

Quelquefois je pense à ce dont tu es coupable. Le respect de tes idéaux comme tu l’as toujours juré ? Te languir de l’amour qui a fleuri dans ton cœur ? Ta fermeté dans l’accomplissement de tes tâches, comme requis par le journalisme professionnel ? Où cela s’arrêtera-t-il ? Tu souviens-tu du jour où tu as dit que tu voulais féliciter, à l’occasion de la journée internationale du journalisme, tous les journalistes emprisonnés, Bahman, Farshad, Mazdak et Nazanine ? J’en ai tremblé et je t’ai parlé d’hésitation. Et tu m’as répondu : « comment pourrais-je me taire ? »

Mahsa, durant toutes ces années, en souvenir de toutes les nuits passées ensemble à regarder la lune, j’ai regardé le ciel de derrière les barreaux des prisons d’Evine et de Radjaï Shahr, tentant d’apercevoir la lune depuis la petite fenêtre de ma cellule. Maintenant, je ne supporte même plus de regarder le ciel ou la lune.

Quoi qu’il en soit, le désordre de cette lettre reflète mon état d’esprit actuel : l’épuisement. Et pourtant, j’attends encore patiemment l’arrivée du printemps pour que tu m’écrives pour me dire la couleur de la patience.

Bon anniversaire, ma chère épouse.

Source : http://www.kaleme.com/1391/04/14/klm-105362/

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