dimanche 22 juillet 2012

Lettre de Shabnam Madadzadeh


Au nom de Dieu

Ce n'est hélas pas une feuille qui se fane, c'est une forêt que l'on change en désert.

Aux amis et compagnons qui savent ce que c’est que souffrir, à tous les cœurs battants pour les êtres humains, pour l’humanité et pour toutes les valeurs, au-delà des frontières géographiques.

Je parle en tant que témoin, témoin des jours terribles d’une ville où la mort a déposé le poids de son manteau sur un mur, un endroit où l’on ne peut plus respirer. Les noirs donjons aux hauts plafonds, sans fenêtres, sans lumière du jour, deux cents femmes par cellule, surpeuplées et bruyantes, les détenues, désespérées et agitées, les bagarres et les mauvaises nouvelles…Je les ai vus, de mes yeux vus : « le massacre de l’humanité, j’en ai été témoin de mes yeux. » Je parle en tant que témoin, témoin des moments incertains, du regard confondu de la mort coulant des yeux des prisonnières et des matraques des unités spéciales pour les calmer.

Je parle en tant que témoin des bagarres pour s’approprier la nourriture et le pain dans un endroit dénommé réfectoire. Tout le jeu des acteurs, les faux-semblants et les décorations n’ont abouti à rien. Ce qu’on servait aux prisonnières en tant que ration alimentaire était si maigre que les prisonnières affamées ramassaient les restes sur les assiettes et bientôt des bagarres éclataient pour les restes de nourriture. Les plateaux et les chaises volaient. Et le sol sale et glissant en faisait glisser et tomber certaines. Un endroit appelé réfectoire mais dénommé par les prisonnières « salle de tabassage ».

Je parle en tant que témoin. J’ai vu leurs gros efforts pour montrer aux familles en visite le revers d’une situation déplorable. La salle que nous traversons avec ses ruines et ses dolines pour atteindre la salle des visites, possède, de l’autre côté du mur, près de l’entrée, des jardins remplis de fleurs, je l’ai remarqué le jour où j’ai été transférée à Evine, pour que les familles, dans cette roselière, se sentent heureuses de voir quelques fleurs et oublient que leurs propres fleurs se fanent à l’intérieur. Hélas !

Le procureur national était présent à Ghartchak le jour-même où l’on nous transférait de nouveau à Evine ; il était venu réfuter tous les rapports dans les médias, tant nationaux qu’étrangers, sur la situation de Ghartchak, ce qui est, en soi, une preuve de la situation déplorable de cette prison. Ils voulaient nier quelque chose. Ce même réfectoire, qui avait été nettoyé de fond en comble pour les caméras, avait un carrelage maculé de sang les jours précédents. Les jours qui ont suivi notre retour à Evine, voilà ce que j’ai entendu des gardes et de ceux qui ont fait l’aller-retour entre Evine et Ghartchak : cet endroit n’est qu’un trou d’enfer, d’après les geôliers eux-mêmes. Qu’y a-t-il d’autre à nier ?

Oui ! Je parle en tant que témoin d’un terrain vague dénommé prison, d’une ville sans signe de vie, où même les plantes arrêtent de croître. Un endroit où j’ai été transférée de temps en temps. J’ai qualifié sa situation de déplorable et inhumaine, non seulement pour moi mais pour toutes les femmes qui y sont incarcérées, quel que soit le mobile de leur incarcération. C’est un camp de la mort, pas une prison. Un endroit de mort lente. Et j’entends encore le bruit de la dignité humaine que l’on écrase jusqu’à la faire expirer. Un an et demi se sont écoulé depuis cette époque mais, de nouveau, je me souviens de ces moments.

Après le transfert de Kobra Banazadeh Amirkhizi, une femme de 60 ans et de Sedigheh Moradi à la prison de Ghartchak mercredi 11 juillet, je me suis de nouveau sentie au milieu de ces femmes, dans les mêmes conditions. Mon  cœur  se serre mais j’ai les mains liées, je ne pourrais rien faire. A l’âge que j’ai et dans mon état physique, il m’était très difficile de supporter cet endroit, alors pour ces deux femmes qui sont malades…Les murs grandissent et les barreaux de métal se referment. Je sens la chaleur de ma respiration sur mon visage. Une sensation inexprimable par des mots. Croyez-moi, je ne peux pas exprimer par des mots cette sensation indescriptible.

Je parle encore en tant que témoin, quelqu’un qui a rencontré Madame Banazadeh il y a plus de deux ans dans la prison de Gohardasht (Radjaï Shahr) et qui a rencontré Sedigheh Moradi à Evine il y a plus de huit mois. Pendant cette période, j’ai été témoin de la dégradation de leur état de santé dans cet horrible endroit, assiégées par des barreaux de métal dans des conditions inhumaines. Témoin de l’opération des yeux ratée de Madame Banazadeh qui lui a fait perdre la vue à cause de l’irresponsabilité des fonctionnaires, témoin de son arthrose au cou et au dos, témoin de son ostéoporose. Il n’y a que deux semaines que Madame Banazadeh était hospitalisée pour passer une angiographie cardiaque. Mercredi, elle s’attendait à passer une échographie cardiaque, pas à être envoyée à Ghartchak. Témoin des problèmes de dos de Sedigheh Moradi, de son arthrose du cou et de la colonne vertébrale et de ses problèmes cardiaques.

Quant à moi, j’ai mis en route une mission de libération ; de ce chemin rempli d’injustice, mon corps a gardé les blessures causées par la persécution, l’exil, le bannissement ; les restrictions font maintenant partie de ma vie. Je crois profondément que nous devons nous comporter comme l’eau d’une rivière, couler sur son lit, quelque dur et difficile qu’il soit, effaçant tous les obstacles, nous frayant un chemin, surgissant et déferlant jusqu’à la mer ; je crois que nous devons mettre fin à la tyrannie, nous devons rester fermes.

Mercredi, j’ai été témoin d’une cruauté éhontée : ils ne se satisfont même pas des verdicts de leurs propres tribunaux injustes et inéquitables. J’ai été témoin qu’à leur bon plaisir, ils ignorent les jugements des tribunaux et se forgent les leurs. A ce moment, j’ai ressenti dans tout mon être que si, au lieu de l’ordre de levée d’écrou d’une camarade de cellule nous apprenions qu’elle était condamnée à mort, nous ne pourrions rien faire.

Compagnons et amis qui partagez la même douleur ! J’ai commencé cette lettre sans préambule car ma plume et mon esprit n’avaient pas la force d’assembler les mots. Une fois de plus, mes mains liées se tendent vers vous, pour que, comme par le passé vous deveniez mes mains pour arracher les voiles et mettre à nu ces jeux de pantins des soi-disant honneurs et dignités des femmes !!! Une fois de plus, je vous crie ma douleur, pour que comme une montagne, vous faisiez écho à ma voix. Je suis dans un endroit où l’on ne peut respirer, alors hurler votre ire tonitruante.

Je demande à toutes les organisations défendant les droits humains et à tous ceux qui, ne serait-ce qu’un instant, se sont souciés de l’humanité, où qu’ils soient dans le monde, de n’épargner aucun effort pour que ces deux femmes sortent de cet obscur endroit.

Shabnam Madadzadeh
14 juillet 2012
Prison d’Evine

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