dimanche 9 février 2014

Interview d’Issa Saharkhiz pour Al-Monitor par Behdad Bordbar – Eloge du journalisme citoyen en Iran – 7 février 2014

Téhéran, Iran – Issa Saharkhiz est un journaliste iranien de premier plan et l’un des fondateurs de l’Association pour la Liberté de la Presse en Iran. Au début de la présidence du réformateur Mohammad Khatami, en 1997, il s’occupait des publications nationales au sein du ministère de la culture et de la guidance islamique, une époque pendant laquelle les médias iraniens ont connu une croissance et une liberté sans précédent. Mais en 1999, les conservateurs ont riposté en interdisant beaucoup de journaux. Saharkhiz a fini par démissionner en raison de la répression. Plus tard, il a fondé Akhbar-é Eghtessad (Nouvelles Economiques). Après les élections controversées de 2009, il a été arrêté et incarcéré. Il a été libéré en septembre dernier, à la fin de sa peine. 

Al-Monitor : Aux dernières nouvelles, Mehdi Karroubi a été transféré chez lui en provenance d’un domicile sécurisé du ministère du renseignement ; cela va évidemment améliorer sa situation. Est-ce que cela veut dire que Rouhani a réussi à convaincre les autres parties du gouvernement de lui permettre de réaliser l’une de ses promesses de campagne ? Considérez-vous qu’il s’agisse d’une victoire pour l'exécutif ?

Issa Saharkhiz : Je crois que le cabinet de Rouhani a joué son rôle. Mais dans les cas d’emprisonnement et d’assignation à domicile, il n’a encore rien obtenu en dépit de tous ses efforts. Ce qui est arrivé à Karroubi aurait dû avoir lieu il y a quelques mois. Il n’y avait aucune raison de le retirer de son domicile et ainsi d’occasionner beaucoup de frais à sa famille, et de le garder dans des conditions qui ont fait empirer sa maladie. Je crois que les affections constantes de Karroubi, surtout son ostéoporose causée par le manque de soleil, les opérations chirurgicales qu’il a dû subir sont les principales raisons de son retour à domicile. Ces raisons étaient plus importantes qu’un accord politique entre l’exécutif et le judiciaire ou les organismes sécuritaires.

A-M : Croyez-vous que l’exécutif essaie de tenir les autres promesses de campagne ? Pensez-vous que le ministre de la culture et de la guidance islamique essaie de tenir les promesses faites à la presse ?

IS : L’exécutif travaille dur. Bien sûr, sa priorité ce sont les négociations sur le nucléaire et les relations internationales. L’exécutif se concentre sur ces problèmes dans l’espoir d’endiguer les effets négatifs des sanctions, d’augmenter les revenus pétroliers, ce qui augmentera automatiquement le budget du gouvernement, de réduire le déficit et enfin d’améliorer l’économie et les conditions de vie de la population. S’il arrive à améliorer les relations internationales, la conséquence prévisible sera la réduction des sanctions, ce qui conduira à plus d’opportunités d’investissement qui elles-mêmes conduiront à plus d’emploi et aidera les industries qui pour l’instant tournent au ralenti. La politique étrangère est la priorité de cet exécutif. Les progrès dans les champs culturel et politique viennent au second plan. Il est normal que Rouhani mette tout son poids et son énergie sur ce problème. Mais les ministres, surtout le ministre de la culture et de la guidance islamique, ont aussi tenté d’améliorer la situation. Par exemple, le conseil de supervision de la presse a accordé des licences de parutions à plusieurs publications même si deux journaux, Neshat et Ham-Miham ainsi que d’autres publications politiques liées aux réformateurs n’ont pas été autorisées. Ils ont également tenté d’obtenir l’autorisation pour le Front de la Participation Islamique d’Iran et l’Organisation des Moudjahidines de la Révolution Islamique de pouvoir se constituer en parti politique, comme par le passé. L’exécutif tente tout doucement d’atteindre ses objectifs politiques et culturels. Mais les promesses faites à la population avant les élections étaient d’une autre ampleur. Les promesses étaient plus importantes et les exigences de la population aussi sont beaucoup plus étendues que ce que l’exécutif a réussi à faire en six mois.

A-M : Un grand nombre de dirigeants du nouvel exécutif ont un background dans les domaines du renseignement et du contre-espionnage. Croyez-vous que l’exécutif considère le peuple d’Iran comme son allié ou bien essaie-t-il seulement d’impressionner et de satisfaire le guide suprême, ou bien la justice ou d’autres organismes pour qu’ils ne s’opposent pas à lui et ne l’empêchent pas de travailler ?

IS : Comme vous le dites, Rouhani et son équipe agissent en secret depuis des années. Ils tentent d’atteindre leurs buts calmement, doucement, sans créer de tension dans la société, ce qui aurait profité aux groupes radicaux. Bien sûr, actuellement, le but de Rouhani n’est pas de déstabiliser le guide suprême : comme vous le savez, si cela devait arriver, les radicaux en tireraient profit pour promouvoir leurs propres buts. Ils utiliseraient le mécontentement de l’ayatollah Khamenei comme point de départ pour mettre la pression sur Rouhani. Ils pourraient même aller jusqu’à orchestrer sa chute avant la fin de son mandat.

A-M : Vous défendez la société civile et une presse indépendante ; craignez-vous une croissance à la chinoise en Iran : l’économie serait florissante, le pays prendrait sa place dans l’économie mondiale, mais les droits humains, la société civile et la liberté de parole resterait dans le même état ?

IS : Oui, c’est un vrai danger. Les infrastructures sociales en Iran ne sont pas celles de la Chine. Durant ces huit dernières années, les organismes sécuritaires et de renseignement ont activement participé à l’économie iranienne. Le secteur privé s’en est trouvé affaibli et n’est pas en bon état. Je pense que si Rouhani met l’accent sur les réformes sociales et politiques tout de suite, il échouera sur le plan économique. Les secteurs de la sécurité et du renseignement peuvent contrôler l’économie du pays et empêcher Rouhani d’atteindre ses buts. Naturellement, quand une société n’a pas d’institutions civiles, elle est dépourvue d’associations économiques et de syndicats. S’il n’y a pas d’organisations et d’associations civiles, si une presse libre ne peut pas jouer son rôle de surveillance, la corruption qui existe actuellement s’en trouvera renforcée. De fait, même si l’exécutif réussit à éradiquer ce cancer qui dévore actuellement le pays, la corruption ne fera que croître et prospérer. Bien sûr, une croissance coordonnée et équilibrée bénéficiera à la société. Comme vous l’avez dit dans votre précédente question, Rouhani a besoin de s’appuyer sur le peuple et les organisations civiles plus que tout, surtout que, lors des élections précédentes, il n’avait aucun parti politique ou aucune organisation spécifique. Il est devenu le seul choix possible pour les réformateurs, alors ils l’ont soutenu et il jouit toujours de leur soutien. Mais s’il les déçoit, ils pourraient arrêter de le soutenir et même commencer à s’y opposer. Le mouvement totalitaire qui veut prendre le pouvoir commence à créer des problèmes à Rouhani et à son exécutif et le temps venu, ils porteraient le coup fatal.

A-M : Durant ces 15 dernières années, les journalistes indépendants ont œuvré sans relâche à la perpétuation de la presse indépendante. Dans le même temps, le mouvement totalitaire a augmenté la pression, a fermé les journaux et emprisonné les journalistes. Comment voyez-vous l’issue de cette lutte ? Peut-on dire que nous voyions un progrès en dépit de toutes les répressions ? Par exemple, y-a-t-il eu une amélioration depuis le départ de Mohammad Khatami ou bien une régression pendant les huit années de présidence d’Ahmadinejad ?

IS : Si l’on doit parler de la presse, nous ne pouvons pas nous limiter au journalisme réalisé en Iran. Après les évènements de l’année 2009, le groupe qui a le plus souffert, officiellement et officieusement, a été celui des journalistes travaillant en Iran. Pendant un certain temps, nous avons eu le plus grand nombre de journalistes et de bloggeurs emprisonnés. Même maintenant, certains de nos meilleurs journalistes sont emprisonnés ou ont perdu leur emploi et beaucoup d’autres ont quitté le pays ou décidé de suspendre leurs activités. Certains de ceux qui ont quitté le pays ont commencé à travailler avec des médias étrangers. C’est pourquoi le ministre du renseignement et les organisations sécuritaires mettent beaucoup de pression sur les familles de ces journalistes dans l’espoir de les empêcher de travailler hors d’Iran. A l’intérieur de l’Iran, les journalistes ont essayé de garder vivant le journalisme au prix d’efforts considérables et nous avons vu quelques progrès récemment. Bien sûr, il y a du chemin à faire pour retrouver ce qu’on a appelé « le Printemps de Téhéran », les deux premières années de la présidence Khatami ; en fait, il se peut que l’on n’atteigne jamais ce but. Ces pressions ont poussé nos journalistes à travailler au niveau international, à s’installer dans les réseaux sociaux et aussi à apprendre et à pratiquer le journalisme citoyen. Il est vrai que le journalisme citoyen diffère du journalisme professionnel, mais en fin de compte, les deux tentent de refléter ce qui se passe dans la société, de révéler ce qui doit l’être pour que le mouvement totalitaire ne puisse agir à sa guise sans aucune opposition. En tout cas, je suis optimiste, je crois que le journalisme en Iran, comme dans le reste du monde, progresse. C’est une profession passionnante mais dangereuse, ce qui attirera beaucoup de gens ; nous pourrions voir, à long terme, des progrès en termes de qualité et de quantité même si, à court terme, nos journalistes peuvent être victimes de pressions et en souffrir.

Source : http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2014/02/iran-saharkiz-rouhani-politics-reform-interview.html#ixzz2sk20dUJ2

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